vendredi 13 décembre 1974

Nico & Tangerine Dream @ Cathédrale de Reims - 13 décembre 1974, par Julien Rouyer

 ROCK GOES TO CHURCH
(titre de l'article publié dans le numéro de Melody Maker daté du 21 décembre 1974)

L'article qui suit a été rédigé à partir des différentes informations disponibles dans la littérature et sur le web et grâce aux discussions que j'ai pu avoir avec de multiples personnes ayant participé à l'événement. Je tiens à remercier particulièrement Benoit Garel qui réalisa un documentaire sur le même sujet et feu mon enthousiaste et enthousiasmant ami Didier Bournel de Graaf. Je n'oublie pas Dominique Diebold, Eric Jonval, Jean-Yves Menne, Louis Besse, Jean-Claude Laval, Didier Lelong, Gérard Drouot (décédé en 2022), François Alvarez, Olivier Hennegrave, entre autres activistes rémois depuis cette époque et jusqu'à nos jours. Faute de temps, cet article ne bénéficie pas de toutes les anecdotes que les personnes citées ci-dessus pourraient encore donner. Ce n'est que partie remise !
Julien Rouyer, septembre 2015 (mises à jour mineures mai et août 2023).
P.S. : cet article a été publié pour la 1ère fois à l'occasion de la Red Bull Music Academy 2015, dans une version légèrement différente sur quelques détails.

Julien Rouyer est depuis la fin des années 90 un élément agitateur de la scène locale. Il a suivi le cursus classique de la cause d.i.y. : tour à tour rédacteur de fanzines, organisateur de concerts, roadie, musicien, animateur radio, etc. Il a fini par s'arroger le titre d'historien de la vie musicale rémoise et se démène pour sortir de l'oubli la richesse de la ville en ce domaine en retraçant aussi minutieusement que possible chaque initiative qui a pu éclore à Reims.


Posons le décor.
Elu depuis moins de six mois président de la République française, le très jeune polytechnicien Valéry Giscard d'Estaing, 48 ans seulement, est à la tête du pays. La France, à sa suite, n'a pas encore mis un orteil dans son premier hiver présidentiel que déjà des réformes d'envergure sont envisagées, sinon déjà actées. La première consiste à faire passer l'âge de la majorité de 21 à 18 ans, la deuxième à légaliser l'avortement. C'en est une autre qui nous préoccupe ici : l'Eglise doit se réconcilier avec la jeunesse ! L'archevêché a donné son accord et la cérémonie du couronnement se tiendra dans la Champagne viticole, à Reims, au sein d'un lieu saint qui fait passer la cathédrale Notre-Dame de Paris pour une maquette ratée et sans panache. Reconnaissons tout de même qu'initialement les organisateurs de ce grand rapprochement avaient souhaité que le concert se déroule dans la capitale du pays et que ce n'est qu'une fois qu'ils eurent reçu un non catégorique de l'archevêque de Paris qu'ils se tournèrent vers celui de Reims.
Reims, ville bourgeoise florissante par son industrie du champagne mondialement connue mais aussi ville ouvrière dont les industries textiles, les biscuiteries et les grands magasins ont connu les plus belles heures. Reims et son équipe de football du Stade de Reims, à jamais légende hexagonale inaugurale, et l'une des premières références européennes de ce sport avec le Real Madrid. Reims ville martyre de la première guerre mondiale et plus généralement ville étape de toutes les hordes barbares rejoignant Paris par le continent. Reims, ville des rémois dont l'humeur est réputée pour sa rudesse, entre mauvais caractère et mépris de petit commerçant, Reims trop près de Paris pour respirer librement, Reims que les américains persistent à écrire Rheims : on leur pardonnera cette bravade orthographique[1]. Bon. Disons le tout net : Reims et son engouement exceptionnel pour la musique qu'une série malheureuse de circonstances (le caractère longtemps frigide des âmes meurtries par l'histoire de la ville étant certainement responsable de cela) ne laissa éclater que trop récemment[2].
La cathédrale Notre-Dame de Reims ! Huit-cents ans au compteur, des vitraux en veux-tu en voilà, Marc Chagall par ci, Jeanne d'Arc par là, des statues de saints et de rois par centaines, un Ange au Sourire sur l'ambiguïté duquel les commentaires valent ceux sur celui de la Joconde, un bestiaire d'animaux existants et fantasmés des plus variés et du gothique flamboyant partout ! Vous voyez le topo : le gros modèle. Au dessus, y'a pas. Des dizaines de rois de France y ont été couronnés, presque tous à vrai dire, exception faite de Hugues Capet, Robert II, Louis VI, Henri IV et Louis XVIII (comme ça vous savez).
Pour défendre la tenue de ce concert, l'abbé Bernard Goureau, délégué culturel de l'Eglise catholique déclara, plein d'à-propos : « Dans un monde moderne où il n'existe plus de culture unique mais au contraire de nombreuses formes de cultures éclatées, la cathédrale doit retrouver sa vocation première de lieu de rencontre entre les êtres humains à travers certaines disciplines telles que l'art musical. De là peuvent naître de nouvelles possibilités d'échange entre les hommes ». Quelques années après, le diocèse louera à un prix dérisoire et pendant une trentaine d'années des locaux à la radio libre locale fondée par des anarchistes mécréants : Radio Primitive. C'est dire l'ouverture d'esprit dans les instances chrétiennes rémoises d'alors.

Comme souvent dans l'histoire de la cité des rèmes[3], une poignée d'allemands tiennent les premiers rôles.
Après Clovis au VIIIème siècle qui s'y fit baptiser et fonda ainsi l'embryon de ce qui allait devenir la France, différentes invasions barbares ayant laissées leurs traces plus ou moins profondes dans la toponymie marnaise et l'inconscient collectif, des incursions récurrentes et périodiques depuis la nuit des temps, notamment en 1792 (le reflux des troupes prussiennes à Valmy permit la création de la République française), 1870 (lorsque les troupes de Bismarck vinrent aider Thiers à mater la Commune de Paris), 1914 (on se souviendra des bombes incendiaires qui ont pilonné la ville non-stop pendant quatre ans, des gargouilles de la cathédrale qui crachaient du plomb en fusion quand la charpente a pris feu), 1940 et la riante occupation pacifiste, sans oublier la horde des négociants en vins qui, depuis le XVIIIème siècle ont développé l'activité commerciale de la limonade fermentée locale (Piper, Heidsieck, Mumm, Taittinger, Krug, Bollinger donnent aux villes de Reims et d'Épernay et à la région qui les entoure des accents germaniques exotiques) voilà que déboule dans l'une des nombreuses Belles Endormies du territoire hexagonal une cohorte d'artistes outre-Rhénan, en marge mais populaires[4] : Nico (de son vrai nom Christa Päffgen. Elle décédera quelques années plus tard sur un vélo à Ibiza, à croire que personne n'aurait pu admettre qu'elle meure dans son lit de vieillesse), Edgar Froese (décédé récemment, fondateur et seul membre de bout en bout de l'aventure Tangerine Dream), Peter Baumann et Chris Franke, tous deux à peine âgés de vingt ans. Nico, l'égérie d'Andy Warhol ! Une fille lunaire et sans doute un peu autiste sur les bords, pas sourde comme un pot mais presque, capable de traîner son mal-être partout sur Terre comme au Ciel. Une fille qui a côtoyé d'assez près Lou Reed, Alain Delon, Federico Fellini, Brian Jones, Serge Gainsbourg, Jim Morrisson, Iggy Pop...la liste est sans fin. À 36 ans, elle est l'icône de la culture underground, celle qui, sept ans auparavant, a posé pour l’éternité sa voix grave sur le premier album du Velvet Underground. Tangerine Dream ! Sans doute le groupe ayant poussé le plus loin l'expérimentation sonore des claviers analogiques. Un groupe proche de ce courant musical assez vague finalement qu'on appelle le kraut-rock (à l'époque on se contentait de dire « musique planante », c'était peut-être un peu trop clair...) et de ses plus éminents représentants : Klaus Schultze, Ash Ra Temple, Popol Vuh, Amon Düül ou encore Kraftwerk.
Pour ceux qui n'auraient encore jamais jeté une oreille sur l'œuvre de Tangerine Dream, la bande originale de l'oppressant « The Sorcerer » de William Friedkin est une bonne porte d'entrée, ainsi que les albums « Phaedra » justement sorti sur Virgin records en 1974 ou encore « Rubycon » en 1975, ce dernier étant sans doute le plus abouti du groupe : le psychédélisme instrumental du groupe offre une passerelle mystique vers un au-delà détaché des contingences terrestres et représente de ce fait une expérience intellectuelle et sensorielle de première qualité.

1974. Un vendredi d'automne, le 13 décembre, il est 20H, la nuit est tombée et le froid est glacial.
Bref. Reims, en décembre : on se les gèle mais visiblement ça n'a pas empêché un gros contingent de hollandais, belges et allemands de débarquer. Sans compter de nombreux parisiens et bien sûr une majorité de rémois. Il faut dire qu'à l'époque, les occasions de se payer une messe de ce genre étaient plutôt rares et ceux qu'on n'appelait pas encore des kids ne faisaient pas la fine gueule sur ce qu'on leur proposait : si y'avait un concert, il fallait y aller. A une époque où l'Internet n'était qu'un dispositif de communication militaire dont le grand public n'avait aucune idée de l'existence et lors que notre national Minitel n'existait pas encore : autant dire à l'âge des cavernes, à peu de choses près, d'ailleurs le public du concert était largement vêtu de peaux de bêtes, à cette époque reculée donc, une diffusion de tracts et de dépliants (on ne disait pas encore flyers), une grosse quantité d'affiches collées et le soutien de la presse underground spécialisée (en France les nombreux fanzines aux tirages plus ou moins confidentiels et les quelques magazines musicaux comme Best, Rock & Folk, Actuel, ou encore NME et Rolling Stone pour la presse de langue anglaise) avaient suffit à assurer une large promotion du concert.
Les abords de la cathédrale sont bondés de hippies, d'écolos libertaires, d'adeptes du new age ou simplement de fans de Nico ou de Tangerine Dream et sans doute aussi de quelques rémois attirés par l'événement, mélangés dans une ambiance bon enfant. Les services de sécurité de Paris sont en retard. Les organisateurs flippent un peu, surtout pour les vitraux de Marc Chagall que le grandissime peintre juif russe vient tout juste d'achever et que personne n'a voulu assurer. Et puis il n'y a pas assez de chaise, les prie-dieux ont été retournés. C'est un peu le bordel. Le service d’ordre est donc inexistant et seule une poignée de bénévoles et de barrières régulent la foule.
Didier Bournel de Graaf était présent ce jour là parmi les personnes qui participèrent à l'organisation : « Les années 70...Quand j’y pense, ça me fout une de ces nostalgies, mes amis...Insouciance, joie de vivre, amour, amitié et sens collectif, réflexion, philosophie, rébellion, appartenance...Ambiance chaude du macramé, du batik, le psychédélique, les millions de plantes qu’on foutait partout pour remplir les espaces vides. On vivait à trois ou quatre dans de vieux appartements pas chers, on fichait le camp à la campagne, parfois même pour y vivre en commune. On formait une société à part, qui se voulait en marge du système, loin du conformisme et de l’establishment. On avait pas besoin de grand-chose pour être heureux. » Autant dire qu'il n'y avait aucune crainte à avoir quant au comportement du public : l'ambiance était à la paix, au recueillement, à la béatitude...Ce concert pour Didier et quelques 5.000 autres personnes restera à jamais la claque de leur vie. Un truc jamais arrivé avant.

Des milliers de gentils freaks sont donc sagement entrés après avoir acheté à l'avance leur billet pour 15 francs (tarif adhérent) ou 20 francs (tarif plein), l'équivalent actuel de 11€50 et 15€30. A noter que le music store parisien « Clémentine » organisa des voyages de Paris, ticket d'entrée compris pour 40 francs de l'époque, soient en gros 30€ d'aujourd'hui. Dérisoire.
En face, ou plutôt derrière eux, un groupe de quelques dizaines d'anarchistes souhaitant la gratuité culturelle totale se retrouvent devant les portes. Ils vivaient en communauté et formaient le noyau dur des militants des concerts gratuits, de la musique libre, ils ne voulaient pas payer leur place. Le plus souvent on les laissait entrer sans payer après le début d'un concert. Là, rien à faire. Ils sont restés à se les geler dehors. Eh ouais les mecs ! On peut organiser un concert de musique peu ou prou psychédélique avec des hippies venus de partout en Europe, prôner la tolérance, le partage et tutti quanti et essayer quand même de gagner un peu de pognon au passage. Et puis faut dire aussi que la salle est plus que bondée ! Le succès de cette grand messe stupéfia tant les organisateurs que les représentants ecclésiastiques responsables : on était loin, en effet, des 1.500 à 3.000 personnes attendues. Gérard Drouot, rémois de souche, organisateur de l'événement ou sein de l'association locale Musique Action Reims (rien à voir avec le festival Musique Action de Vandœuvre-lès-Nancy) dont il était le président et certainement l'un des membres les plus entreprenants est par la suite devenu, en montant de Reims à Paris après un court passage à Strasbourg, un des plus gros requins de l'événementiel musical en France en produisant une tripotée étourdissante de vedettes du monde entier (U2, Bruce Springsteen et compagnie)[5]. Cette association que quelques anciens combattants sexagénaires (ou presque) continuent d'appeler le M.A.R. une larme à l'œil tant elle a marqué son époque aura, à partir de mars 1974, fait découvrir au public rémois un nombre impressionnant de pointures intemporelles : The Clash, Can, Dr Feelgood ou encore Hawkwind pour ne citer que celles-ci. Issus de milieux populaires comme des couches les plus aisées de la population, jeunes travailleurs, étudiants et lycéens pour la plupart, les membres du M.A.R. avaient pour objectif de promouvoir toutes les formes de musiques contemporaines. Les premiers concerts avec Magma et Gong notamment, ont attiré moins d’un millier de spectateurs alors qu'à Reims, il n’y a pas de véritable salle de concert. Des affluences qui seraient plus que raisonnables aujourd'hui mais qui à l'époque furent jugées très moyennes ! Il faut dire aussi que les concerts étaient alors beaucoup plus rares, aucune salle de spectacle n'étant dédiée uniquement à la musique : la Maison de la Culture inaugurée par André Malraux[6] lui-même en 1969 est dédiée à l'art dramatique et n'accueille quelques concerts que ponctuellement, comme la salle des Cordeliers (un ancien couvent de cet ordre monastique reconverti en salle de conférence), la grande salle du cinéma Opéra (qui de ce fait revenait à sa vocation première !) et également la salle des fêtes de Tinqueux, une petite ville jouxtant Reims qui accueillit Magma en avril 1974 et The Clash en septembre 1977, entre deux fêtes de mariages et autres baptèmes et communions solennelles...Bientôt on verra des concerts à la Patinoire (Genesis en 1975) et à la Maison des Sports René Tys à partir de 1978 et le Festival des Musiques de Traverses naîtra encore un peu après. Il faudra attendre 1987 pour qu'une salle digne de ce nom ouvre ses portes : une usine désaffectée squattée par quelques irréductibles !

Richard Branson, le boss de Virgin Records, tout juste créé l'année précédente et donc récemment lié à Mike Oldfield, Faust, Gong et Tangerine Dream (le groupe restera associé au label dix ans) est même venu discrètement en jet privé soutenir l'événement organisé par son représentant français Assaad Debs, l'homme qui par la suite a fondé une des plus grosses sociétés françaises de production de concerts : Corida (notamment ceux de Justice ou de Manu Chao)[7].

La légende raconte, témoins oculaires encore vivants à son appui, que Philippe Garrel (une légende française d'un cinéma plus ou moins expérimental qui restera, malgré quelques prix prestigieux glanés dans les festivals internationaux, à jamais ignoré du grand public mais que les plus cinéphiles connaissent pour ses films d'inspiration Godardienne et peut-être aussi pour celui qu'il réalisa rétrospectivement sur sa relation chaotique avec Nico : « J'entends plus la guitare ») venait tout juste de se faire plaquer par Nico et qu'alors, le malheureux éconduit, sous acides, filma une colonne de Notre-Dame pendant tout le concert. Le principal intéressé nie en bloc, surtout pour ce qui est de la came dont il se serait sevré bien avant...Difficile à croire quand on sait que Nico ne crachait pas sur les différentes poudres qui étaient alors particulièrement répandues dans les milieux artistiques et alternatifs. Leur histoire, si belle fut-elle sans doute, restera donc d'un certain point de vue une rencontre entre deux junkies qui ne pouvait, de ce fait, durer bien longtemps. En étant moins dur, on pourrait se contenter de dire que Nico était un joli papillon qui volait de fleur en fleur au gré du vent d'ivresse qu'elle inspirait voluptueusement. On gardera donc seulement le fait que Garrel a saboté le tournage du concert et qu'à ce jour, aucune image prise par ses soins n'a été retrouvée. On raconte aussi que les enregistrements réalisés par Radio France et diffusés sur France Inter sont introuvables dans les archives, ce qui ne laisse pas d'étonner pour une institution réputée pour son sens de la conservation. Heureusement pour tous, la communauté des bootleggers et des fans de Tangerine Dream et de Nico a mis à disposition depuis plusieurs années l'intégralité du concert, sur l'Internet et des pressages CD et vinyles. On pouvait lire à ce sujet dans le Melody Maker du 21 Decembre 1974: "The great oak doors open, and thousands of mostly satisfied customers including a bevy of exceptionally smug bootleggers head homewards."[8]

Vers 21H, placés sur l'autel au milieu d'un enchevêtrement de fils, de nombreuses diodes et d'instruments électroniques divers, judicieusement éclairés par une lumière minimale alors que les voutes de la cathédrale étaient illuminées par des projecteurs, Tangerine Dream joua un premier set improvisé d'un peu plus de 45 minutes, hypnotisant l'auditoire avec leurs sonorités répétitives et planantes basées sur des nappes de synthétiseurs. Puis Nico cassa un peu l'ambiance en chantant seule pendant 30 minutes, s'accompagnant uniquement de son harmonium indien dans une ambiance sépulcrale, baignée d’un halo vertical de lumière. Beaucoup ne surent pas apprécier à sa juste mesure toute l'émotion qui se dégagea de cette petite demi-heure. Enfin Tangerine Dream remonta sur scène pour une nouvelle improvisation monolithique de presque 40 minutes. La froideur absolue de Nico contrasta peut-être trop avec le show planant de Tangerine Dream. Question de goûts sans doute. Sur les programmes, elle était annoncée accompagnée de John Cale, Brian Eno et Mike Oldfield. Effet d'annonce pour attirer du public ou pas, c'est seule qu'elle se présenta sur scène, derrière son harmonium et se plaignant tout d'abord qu'on avait oublié de lui apporter à boire (son whisky) et qu'elle tremblait comme une feuille (à cause du froid bien sûr !). C'est peut-être pour cela qu'elle épargna à son auditoire le clou de son répertoire, une chanson qui a traversé le temps sans prendre une ride : l'hymne national allemand « Das Lied der Deutschen » (connu aussi sous le nom « Deutschland Uber Alles » qui inspira le « California Uber Alles » des Dead Kennedys mais c'est une autre histoire) qu'elle avait l'habitude d'inclure à ses tours de chant. Une chanson sur laquelle il y aurait tant de choses à dire (à la fois hymne de toujours du peuple allemand mais malheureusement récupéré par les nazis lors de la période la plus sombre de l'histoire européenne) et qui constitue à tout point de vue le cousin germain de notre bonne vieille « Marseillaise ». On s'accordera à dire qu'il aurait été très regrettable qu'elle ait le mauvais goût d'entonner ce magnifique Lied au sein de la cathédrale incendiée de la ville martyre de la première guerre mondiale, malgré la réconciliation scellée entre les peuples allemands et français en son sein par Konrad Adenauer et Charles de Gaulle en 1962. Là, certainement, il y aurait eu émeute et ce concert mythique aurait atteint un sommet encore plus haut dans l'histoire mondiale de la culture populaire. Tangerine Dream, de leur côté, offrirent à leur public un concert qui est considéré par la communauté de leurs fans comme un des tous meilleurs du groupe bien qu'il ne fut pas accompagné des habituels jeux de lumière extravagants qui contribuaient à l'ambiance spatiale, pour ne pas dire cosmique, de leurs shows : dans la couleur que donnent immanquablement les accords mineurs, les sonorités venues d’un autre monde montèrent à l’assaut des piliers et des voûtes, la foule était assise face à eux dans un silence de recueillement : on a frôlé la séance de spiritisme, l'hystérie silencieuse de masse.

Ultra médiatisé à l’époque, le concert donne lieu à un énorme scandale.
Un tract incendiaire de la contre réforme catholique émanant d'un groupuscule intégriste dénonçait « les irresponsables qui avaient profané cet espace historique et vénérable » et voulait convaincre le Vatican d'organiser une nouvelle sacralisation du site, voyant donc dans ce qui se passa durant cette soirée du 13 décembre 1974 la profanation d’un lieu saint et réclamant avec force manifestations une cérémonie de purification du bâtiment au pape Paul VI ! Contrairement à ce qu'on peut lire dans des articles sensationnalistes rédigés à la va-vite, ce brave pape ne s'est jamais déplacé pour accéder au désir de ses ouailles les plus ferventes. On reprocha notamment qu'au lendemain du concert des détritus jonchèrent le sol jusqu'à le faire ressembler à celui d'une porcherie, excréments compris, et, mythe ou réalité, qu'une seringue fut trouvée dans l'enceinte de la cathédrale. On était certes loin des normes actuelles d'organisation de ce genre d'événement : il n'y avait bien sûr pas de bar installé au sein de la cathédrale ni même de buvette gérée par l'organisation du concert sur le parvis ou à proximité et pas du tout de toilettes pour l'audience : on n'y avait sans doute pas pensé. Si les vétérans du concert s'accordent à reconnaître qu'un magnifique nuage de fumée s'était formé à mi hauteur et dissimulait de fait l'élégante architecture intérieure de la cathédrale, la plupart nient la présence massive de drogue : tout juste si quelques pétards ont été fumés de ci de là. Tant pis ou tant mieux, la légende est en marche. Et ce n'est pas James Stewart qui nous contredira : « When the legend becomes fact, print the legend »[9]. Du quotidien « Le Monde » au « New York Times », la presse internationale relate l’événement, faisant du concert de la Cathédrale de Reims, un monument de l’histoire de la musique avant-gardiste. John Rockwell, dans sa chronique « The Pop Life » de l'édition du New York Times datée du 10 janvier 1975 écrivait non sans humour : « Reims Cathedral is hardly the first place that conservatives have claimed has been desecrated by the rock hordes. But at least nobody in New York has yet demanded a purification ceremony for Carnegie or Avery Fisher Halls. »[10]
Le père Bernard Goureau, décidément un saint homme, psalmodia à peu près ceci « il est vrai que des jeunes ont fumé des joints pour mieux entrer en communication avec le son de Tangerine Dream et le spectacle, il est vrai aussi que d'autres, pour satisfaire un besoin naturel, ont uriné sur les piliers de la cathédrale, il est vrai enfin que pour combattre le froid, des couples ont été vus enlacés et s'embrassant. Mais il est aussi vrai que quelques 6.000 jeunes, restés trois heures dans le noir assis sur le sol ont apprécié la musique et auraient pu causer de bien plus sérieux dommages et se comporter bien moins correctement. » Amen.
Edgar Froese déclara pour sa part : « It was a terrible situation. People couldn't move, they had to piss up against the walls. You can imagine the mess by the end of the concert. What's more, we got the blame for it! »[11] (Melody Maker, 8 Octobre 1994)
Jean Taittinger, député et maire de Reims, héritier de la maison de champagne éponyme et ministre sous de Gaulle déclara au conseil municipal : « il n'y eut aucun incident et la police n'a pas eu à intervenir. Une église se doit d'accueillir chaque personne qui s'y présente. », contrastant aux réactions très critiques, pour ne pas dire haineuses du premier adjoint au maire qui s'écriait au cours de la séance du conseil municipal qui se déroula le lundi suivant qu' « il est inadmissible de voir qu'il est possible de transformer la cathédrale en fumerie asiatique », du mouvement catholique traditionaliste « Les Silencieux de l'Eglise » qui annonça l'organisation de « groupes d'intervention destinés à éviter le renouvellement de telles abominations », de la Contre-réforme Catholique qui dénonça dans un tract distribué à la sortie des offices « que ces faits inadmissibles, ces attitudes regrettables aient lieu dans la Cathédrale de Reims qui est le berceau de la chrétienté et en présence du Saint Sacrement » ou encore du monde ouvrier, par le biais de membres de la C.G.T.[12] qui acceptaient mal que « personne n'ait eu le courage de sortir les marchands de haschisch du temple », d'un groupuscule maoïste qui qualifia le M.A.R. de regroupement de « tout ce que la ville compte de soi-disants freaks, de prétendus marginaux et undergroundiens de l'E.S.C. » et du quotidien réactionnaire « L'Aurore » dont on imagine aisément le ton des articles sur ces « jeunes aux cheveux longs, barbus, à la tenue non conformiste, la pollution des esprits et des lieux ». Résultat : Tangerine Dream fut interdit de concert dans les églises catholiques pour un bout de temps mais ça ne les empêcha pas de faire la tournée des églises protestantes d'Angleterre juste après !
Le M.A.R. se défendit notamment en écrivant dans une lettre publique distribuée de la main à la main qu' « aux dires des autorités, la cathédrale n'était pas plus sale que le jour de Pâques après la visite des pèlerins »...On imagine mal tout de même ces braves pèlerins uriner dans les coins entre deux prières après avoir tiré une grosse latte sur un jocko de népalais ou d'afghan.

Le journaliste Philippe Mertes, dans un compte-rendu publié dans le « Grand-Quotidien-issu-de-la-Résistance-L'Union-de-Reims » terminait ainsi son article : « une chaleur qui venait de régner pendant toute la durée d'un concert qui restera longtemps dans les mémoires et dans les coeurs de tous ceux qui pourront dire : j'étais à Reims ce soir de décembre 74 et il s'est réellement passé quelque chose. »

Et depuis lors ?
Des articles sans nombre dans la presse internationale : New-York Times, New Musical Express, Melody Maker, Billboard, Rock & Folk, Rolling Stone, Nova Press...Quarante années se sont écoulées, un documentaire bien modeste a récemment été réalisé sur l'événement, des concerts œcuméniques y ont eu lieu sporadiquement (on a pu voir Youssou N'Dour notamment) et depuis quelques années le festival Elektricity se déroule sur le parvis de la cathédrale : on a même timidement envisagé de faire revenir Tangerine Dream (c'est à dire Edgar Froese et les musiciens desquels il s'accompagnait) pour célébrer les 40 ans du concert en décembre 2014, et puis finalement non, et puis Froese est mort en 2015 alors...

Il n'est toujours pas question de faire à nouveau entrer les hordes de la jeunesse dans le lieu saint pour qu'elles y prennent leur pied.


Notes :
[1]Notons que ce peuple brave contribua remarquablement à la reconstruction de la ville dans l'entre-deux guerres. On retiendra particulièrement la magnifique bibliothèque art déco construite avec les fonds du défunt Andrew Carnegie et qui porte son nom.
[2]Les musiciens rémois deviennent désormais célèbres, multiplient les collaborations de prestige tout en continuant de vivre dans la cité qui les a vu éclore. Ce n'avait jamais été le cas auparavant : pour exister musicalement, il fallait fuir la ville vers Paris, Lille, Bordeaux ou Nancy.
[3]Nom de la tribu gauloise qui fonda la ville.
[4]On ne peut pas considérer que Nico représente le type même de la petite fille modèle ni qu'Edgar Froese soit celui du gendre idéal mais force est de constater que ces deux artistes surent attirer vers eux un public nombreux à travers le monde et le temps.
[5]www.gdp.fr
[6]André Malraux, auteur de « La Condition Humaine » fut le tout premier ministre de la Culture français, nommé à ce poste par Charles de Gaulle.
[7]www.becausegroup.tv/fr/corida
[8]« Les grandes portes de chêne s'ouvrirent et des milliers de personnes généralement satisfaites rentrèrent chez elles, y compris un nombre considérable de bootleggers. »
[9] « Quand la légende dépasse la réalité, on publie la légende », réplique culte du non moins culte western « The man who shot Liberty Valance » réalisé par John Ford.
[10] « La cathédrale de Reims est le premier lieu où les conservateurs revendiquent qu'il a été profané par les hordes du rock. Néanmoins personne à New-York n'a encore demandé une cérémonie de purification du Carnegie Hall ou du Avery Fisher Hall »
[11]« La situation était particulière. Les gens ne pouvaient pas bouger, ils ont du pisser sur les murs. Vous pouvez imaginer le bordel à la fin du concert. Et le pire, c'est que c'est à nous qu'on l'a reproché ! »
[12]Confédération Générale du Travail, plus important syndicat de France, d'obédience communiste.

Playlist :
« Nico, Reims Cathedral December 13th,1974. réédition disponible chez Cleopatra
Nico – The End – Island records 1974

Bootleg téléchargeable gratuitement, son impeccable et pochette à imprimer soi-même, le tout mis à disposition par la communauté des fans de Tangerine Dream :
Tangerine Dream - Reims Cathédrale Notre-Dame, France
13th December 1974 - Tangerine Tree Volume 30

Quelques-uns des albums de Tangerine Dream :
Tangerine Dream – Phaedra - Virgin records
Tangerine Dream – Rubycon - Virgin Records
Tangerine Dream – The Sorcerer

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