Festival
de Traverses – Samedi 22 mai 1982 - Grégoire Bagot
Mon
père connaissait assez bien les gens de la Maison de la Culture. En
1981, il est allé à la deuxième édition du Festival des Musiques
de Traverses. On lui avait filé un pass à prix réduit et il avait
accès à l’ensemble des concerts ! Il avait un petit
magnétophone enregistreur k7 Sony, à peine plus gros qu’un
walkman, avec un micro stéréo intégré, qui faisait des prises de
sons très correctes. Il a enregistré plein de groupes, sur
plusieurs k7. Il était très enthousiaste et nous en avait parlé.
On était un peu petits mais il nous avait dit : « L’année
prochaine, il faut que je vous emmène voir ça ! ». L’un
des trucs qui l’avait le plus scotché, c’était le concert de
« Fred Frith & The Massacre ». Il était dégouté
car il avait prêté la k7 à un étudiant, le copain d’une amie de
ma mère, et le gars avait flingué la k7. Il prétextait l'avoir
égarée et ne lui a finalement jamais rendue.
Bref,
l’année suivante, il nous emmena effectivement à la Maison de la
Culture voir quelques-uns de ces groupes bizarres (je ne sais plus
s’il y avait mon frère, qui n’avait que 10 ans, mais j’y étais
au moins avec un bon copain, Daniel). Et ce samedi là (le 22 mai
1982) on ne fut pas déçus ! Les concerts s’étalaient sur
toute la journée, de 15h pour les premiers à minuit pour les
derniers. Et dans plusieurs salles différentes, ce qui fait qu’on
pouvait passer de l’un à l’autre assez rapidement, avec des
ambiances différentes dans chaque lieu : la grande salle, la
petite salle, le hall, la cafétéria, la salle Saint-Exupéry,
située à deux pas…
Je
me souviens de ces larges coursives en béton qui bordent la grande
salle, R.D.C., 1er
étage, 2ème
étage, elles forment de longs arcs de cercles, avec à chaque
extrémité un grand escalier qui continue vers les toits et qui
s’enfonce aussi au-delà du rez-de-chaussée, dans les sous-sols et
sans doute les loges – mais à l’époque je ne savais même pas
ce qu'étaient des loges. Tout cet endroit était mystérieux et
fascinant, on n’en voyait pas bien les limites.
Mais
alors ce jour là, c’était encore plus dépaysant car il y avait
plein de types bizarres, toutes sortes de punks, after-punks et
autres silhouettes étranges. Sûrement Milou, avec son look destroy
à la Patrick Eudeline, mais aussi plein d’étrangers, je crois me
souvenirs d’allemands ou de hollandais, avec des sortes de crêtes
et de piercings (déjà) ! La foule était clairsemée, en ce
début d’après-midi, mais ils traînaient là, à droite et à
gauche, dans une ambiance qui m’impressionnait pas mal.
Et
donc, vers15h, nous nous sommes installés dans la grande salle pour
voir le concert de This
Heat, groupe
strictement inconnu pour nous. Ah, cet enthousiasme indéfectible de
mon père : « on n’a aucune idée de ce que c’est mais
on va aller voir, c’est sûrement fantastique ! » Il
avait raison. Ce concert n’en finissait pas de démarrer ; en
fait la salle était déjà ouverte au public, très clairsemé -
peut-être une trentaine de personnes, sur les trois niveaux d’une
salle de plusieurs centaines de places - et le groupe était encore
en train de faire ses balances. Ce sont les premières balances
auxquelles j’ai assisté (sans savoir encore ce que c’était) et
je les ai enregistrées, avec ce petit magnéto k7, que mon père
m’avait confié ce jour là. Par la suite, je les ai réécoutées
des dizaines de fois, et elles faisaient pour nous partie intégrante
du concert, c’était juste le début de la k7, quoi ! On m’y
entend parler avec mon pote Daniel entre les bribes de musique, quand
ce n’est pas carrément par dessus.
A
un moment, il y a une ligne de basse : « Hey ! Hey !
Daniel, je connais, ça, je connais, c’est la basse de Sugarhill
Gang ! Hey, c’est dingue ! ». C’était plus
exactement la ligne de basse de Good Times, du groupe funk Chic, que
Surgarhill Gang avait en effet repompée sur son tube Rapper’s
delight, le 1er
tube rap, qui fut une grosse vente y compris en France, raison pour
laquelle il faisait partie des tout premiers 45tours qu’on avait
achetés avec mon frère.
Et
c’est vrai que c’est surprenant d’entendre ça dans ces
balances, au milieu de sons de clavier pour le moins curieux, et
d’essais de voix déformées par pleins d’effets bizarroïdes !
Mais ça m’a toujours donné à penser plus tard que ces types
n’avaient pas la grosse tête et n’étaient pas dans un trip
mystico-mégalo-cold comme il y en a existé par ailleurs.
Non,
ils étaient dans l’expérimentation, dans une sorte de transe
aussi, mais pas dans le pathos ou la théâtralité. Et autre
paradoxe : leur musique était subtile et parfois quasi
planante, mais aussi très nerveuse et abrasive comme du punk !
L’un des seuls groupes de l’époque auquel j’ai pensé plus
tard qu’on pouvait les comparer, c’est Public Image Limited, pour
ce coté bizarre et hypnotique, mais tendu et punk malgré tout, bien
que la musique de P.I.L. soit plus minimaliste, moins complexe et
plus froide que celle de This Heat. Enfin, plus tard, j’ai connu
Père Ubu et il y a là aussi une filiation, assez facile à faire,
bien entendu (Père Ubu est passé deux fois aux Traverses).
Toujours
est-il qu’après ces balances, ils ont envoyé un premier morceau,
étrange et répétitif, avec ce chant qu’on dirait tiré
d’incantations chamaniques, une boucle de synthé, rythmés par
cette petite cloche, avant que tout s’emballe dans un rythme
débridé à la façon d'un train qui prend de la vitesse.
Je
crois me souvenir qu’un blanc assez long suit ce premier envoi.
Juste ponctué par des cris esseulés mais enthousiastes. Je n’en
n’ai pas encore parlé mais ces cris sont très présents, avant et
tout au long du concert, ils ont impressionné eux aussi le futur
spectateur de punk-rock que j’allais devenir.
Après
ce blanc, démarrage sur les chapeaux de roue, avec un titre très
brut, SPQR, qu’on peut qualifier d’assez punk justement, avec
cette guitare stridente, mais au son clair malgré tout. Pour donner
une idée, cette guitare aurait pu être celle d’un morceau de
Siouxie & The Banshees, bien que le chant soit toujours aussi
particulier, sans équivalent connu – de moi en tout cas. Punk
aussi par sa courte durée de 3 minutes, alors que leurs titres
dépassent presque tous les 5 ou 6 minutes. La batterie sur la fin
est superbe, elle freine et clos le titre, en partant complètement
sur autre chose, suivie ensuite par la basse qui se met à dérailler.
On dirait une machine en train de se gripper.
Et
ensuite on part dans une série de titres plus aériens et
mélancoliques, plus longs aussi, mais complètements envoûtants.
Les parties de basse et de guitare m’ont toujours paru
incroyablement originales, tricotant des petits motifs entêtants qui
s’enchaînent et évoluent au fil du temps, s’emballent, se
calment, se réaniment… En fait on pourrait décrire ça comme un
truc très précurseur de la techno, du moins des vertus qu’on a
souvent prêtées à la techno, dans moultes descriptions
intellectualisantes. Sauf que malheureusement, la techno que j’ai
pu entendre se révèle très souvent décevante, rigide et limitée,
étriquée. On a tellement entendu coller cette vertu « d'organique
» à la musique : Ah bon ? Si vous en voulez, de
l’organique, écoutez donc plutôt ce concert de This Heat !
Makeshift
Swahili : à
chaque fois, ils créent une tension sonore incroyable, d’abord
tout en retenue, puis la machine finit par s’emballer et par
exploser, pour finalement se conclure sur rien, ou plutôt pour
repartir sur autre chose, une autre mélodie étrange, avant le
prochain emballement. Twilight
Furniture : la
encore, les roulements de batterie tribale pourraient faire penser à
Siouxie, et là encore, les cris qui les ponctuent dans le public
font pour moi partie intégrante de la musique jouée à ce moment.
Il
y a sans doute eu des types qui s’attendaient à un truc plus
rock’n’roll, qui ont gueulé au début, espérant encourager le
groupe à plus s’énerver, puis ont fini par quitter la salle un
peu déçus. Mais d’autres sont restés et se sont pris au jeu, car
bien que non rock’n’roll au sens conventionnel du style, cette
musique dégageait un truc ultra-puissant, et les quelques punks plus
ou moins défoncés qui se tenaient debout aux abords de la scène
ont du le sentir instinctivement. C’est le film que je me suis fait
parfois, en tout cas, en réécoutant cet enregistrement.
D’autre
part, si la salle s’est un peu remplie au fur à mesure, elle est
restée aux trois quarts vide, à cause de l’horaire trop matinal
et car ils étaient peu connus en dehors du cercle des initiés aux
musiques expérimentales. Mais pourtant, à ce moment là, je crois
qu’ils s’étaient rapprochés le plus possible de la formule d’un
groupe de punk-rock, ultra efficace, tout en gardant un son et des
compositions extrêmement originales. Un peu à la manière des
Stranglers, par exemple, mais dans un autre style.
Pour
avoir un peu discuté, bien plus tard, avec quelques amateurs de This
Heat, dont Charles Hayward en personne (LE batteur du groupe !
Mon batteur favori !), j’ai cru comprendre que la période
préférée du groupe n’est pas celle-ci : à la période
tardive de 1982, avec clavier, guitare et basse (en plus de la
batterie et du chant), ils préfèrent tous, admirateurs comme
musiciens du groupe, la première période, plus expérimentale, que
je trouve moins rock, plus austère et manquant d’un certain
groove. Surtout, l’absence de basse leur confère un son plus
étriqué. Alors que là, ils étaient arrivés à une plénitude
totale dans leur son, avec tous les cotés étranges et stridents des
débuts, mais en plus un groove basse / clavier / batterie
hallucinant.
Le
paroxysme du concert arrive d’ailleurs avec le dernier titre du
set : Health &
Eficiency. Ce morceau
de bravoure était déjà un peu leur tube, je crois. Mais
contrairement à la plupart des titres joués ce jour là, il n’est
pas issu du nouvel album, Deceit
(1981), mais du
premier (1978). Et là, justement, on peut comparer la version studio
ou même des versions live de l’année 1980, pour réaliser à quel
point leur interprétation a évolué ! C’est à la fois plus
rock, plus mélodique, plus carré, plus efficace, mais en même
temps complètement barré et primal ! On ne s’en rend pas
forcément compte à l’écoute de l’enregistrement live, mais
dans la salle, ce riff de guitare obsessionnel qui ne s’arrêtait
plus était asséné à un volume déchirant qui vous clouait sur
place ! Et là aussi, du début à la fin, la basse enrichit et
épaissit considérablement le morceau.
On
est ressortis de là assez sonnés et très enthousiasmés. Mais
c’est aussi et surtout grâce à cette frêle K7 audio, réécoutée
en boucle sur ce petit lecteur de rien du tout, avec mon père et mon
frère - puis plus tard, seul et sur un tas d’appareils différents
- qu’on a pu mesurer après coup la singularité de ce qu’on
avait vu ce jour là.
Mais
ce n’était que le début de la journée ! Un peu après 17h,
on se retrouvait déjà à gravir fébrilement (cette fois-ci il y
avait plus de monde) les marches menant à la petite salle, celle en
haut à droite du grand comptoir, tout au fond du hall de la Maison
de la Culture, pour voir et entendre Kas
Product, la nouvelle
sensation du moment. Là encore, je n’y connaissais rien. Je crois
que mon père m’avait laissé y aller seul, avec mon copain Daniel,
sans doute pour aller boire un coup à la cafet’ (c’était déjà
presque l’heure de l’apéro ! ). Et là, bien sûr, deuxième
claque de la journée, autant sonore que visuelle, et sur ce deuxième
critère, autant sur scène que dans la salle.
Je
ne l’ai pas encore précisé mais les deux salles de la Macu
n’étaient à la base pas destinées aux concerts de rock, mais
plutôt au cinéma ou au théâtre. Elles étaient donc entièrement
équipées de rangées de sièges volumineux en velours bleu (dans
mes souvenirs). Cela donnait une belle teinte aux salles, et créait
une ambiance marrante, plus intime et bordélique que dans les salles
entièrement vides et noires d’aujourd’hui. Lors des concerts,
certains rangs du devant voyaient leurs fauteuils rester repliés et
les gens se tenir debout, s’appuyer dessus ou danser entre deux
rangées. Tandis que d’autres rangées, un peu plus haut,
accueillaient un public assis, voir avachi confortablement dans ces
moelleuses planques.
Pour
Kas Product, donc, la petite salle était blindée de punks et autres
silhouettes aux allures new-wave, façon Robert Smith - sans doute à
peine un quart du public, en fait, mais bien sûr, je n’avais
d’yeux que pour ces extra-terrestres que je trouvais totalement
admirables ! La plupart s’étaient rassemblés dans le mince
couloir d’un mètre cinquante sans fauteuils jouxtant la scène,
afin de pouvoir bouger un peu plus et pour voir de près l’intrigante
chanteuse Mona Soyoc. Nous, on était assis derrière, un peu plus
loin, à observer tout ça du haut de nos 12 ans, avec toujours en
main le petit magnéto K7 qui tournait. Je garde un très bon
souvenir de ce concert. Là encore, la réécoute de la K7 m’a
permis d’entretenir mon souvenir et de constater avec du recul la
qualité de leur prestation, même si elle est beaucoup plus fidèle
à l’enregistrement studio de leur premier album, comparée aux
audaces soniques de This Heat, mais vu que le premier album en
question, Try out, est d’une qualité exceptionnelle, cela ne gâche
rien. Super compos, une musique tendue et une voix super, servie par
une forte présence de la chanteuse sur scène. Un après-midi qui
m’a durablement marqué, c’est sûr !
Je
me souviens qu’ensuite on est rentrés dîner à la maison, mais
qu’on était tout excités, car on devait ressortir le soir, pour
voir le clou du spectacle, le concert de Tuxedo
Moon. Tout le monde
disait que c’était le truc super à ne pas manquer. D’ailleurs
cette fois-ci, la grande salle était quasi pleine. Du coup on
s’était retrouvés tout en haut, sans doute au deuxième balcon.
Je ne sais pas si ça a joué sur ma perception du concert, ça ou
l’heure tardive et la saturation d’une journée déjà bien
remplie, mais je n’ai pas du tout accroché à ce groupe. Je me
souviens juste vaguement de m’être ennuyé.
Ce
qui est drôle, c’est que je suis tombé récemment (30 ans plus
tard) sur un article de Berroyer, chroniqueur rock à l’époque,
qui déplorait que tout le monde soit passé à coté des excellents
This Heat mais se soit pressé au concert des décevants Tuxedo Moon
à la réputation très surfaite ! Quand on sait que Berroyer
était un phare culturel pour les musiciens des Combinaisons, qui eux
même furent un phare musical pour moi, mince alors, ça fait plaisir
à lire !
(texte
écrit en avril
2013 et retouché
en août 2013 par Grégoire Bagot, corrigé par Julien Rouyer le 02
août 2013)
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