samedi 6 septembre 2025

Comment Thurston Moore ne s'est jamais assis sur les sièges de ma 106.

 

Maintenant que le temps s'est rapetissé en dessous d'une échelle suffisante et que les esprits se sont apaisés en proportion inverse, que les différents protagonistes se sont évanouis les uns les autres dans les brumes humides d'un passé qui peut enfin relever du fantasme et devenir jouissif, et que les lieux de ces exploits ont été ravaudés par quelque Haussmann moderne, qu'on me laisse conter une histoire ancienne et douloureuse. Son souvenir, bien que poli par la cire des ans, reste vif. Son récit est long et sinueux et prend sa source, comme souvent, dans des circonstances anodines qui, si on avait su leurs conséquences, auraient été contournées et rien de ce qu'on peut lire ci-dessous ne serait advenu.

 Voilà.

Dans des temps anciens dont rares sont ceux auxquels il en souvient, d'aucuns trouvaient de bon ton de m'affubler du sobriquet de petit communiste. Il faut dire que j'avais lu le Manifeste, qu'il pouvait m'arriver de voter sans aucun espoir et donc sans compromission, pour l'un des quatre partis communistes français (quatre, oui, record mondial, on pourrait les énumérer : le P.C.F., la L.C.R., L.O. et le P.T.), partis dont l'arrivée au pouvoir (par une révolution bien sûr et non pas par une quelconque élection fantoche) m'aurait alors assuré, sur la preuve de ma versatilité, d'une accusation suivie d'une condamnation rapide pour gauchisme, droitisme, centrisme, déviationnisme ou plus simplement de collusion avec les milieux réactionnaires faussement de gauche. Bref. Il n'était pas faux qu'à l'époque j'accomplissais quelques actes gratuits, quand ils n'étaient pas payants mais à mon seul débit, pour une communauté à laquelle je croyais appartenir (je feignais je crois d'ignorer qu'on est toujours seul, où qu'on soit, quoi qu'on fasse et quelles que soient nos prétentions humanistes) et qui parfois me rétribuait agréablement de ce que je croyais être des bontés simples et belles que je dispensais sans malice.

Oui, estimant que l'argent qui dormait dans une banque sous mon nom et pour la possession duquel je n'avais fourni aucun effort (les fées de la ruralité s'étant penchées sur mon berceau eurent la grâce de me voir naître dans une famille d'honnêtes gens travailleurs et économes dont certaines circonstances sociétales avaient permis de vivre suffisamment confortablement pour en faire bénéficier leurs enfants) j'ai pu faire  quelques achats dans le but de mettre à disposition des moyens à des personnes qui, sans cela, n'auraient pu (du moins en avais-je l'illusion) mener à terme certaines initiatives qui leur tenaient à cœur, comme organiser un rassemblement terriblement bruyant dans un espace confiné autour duquel on pouvait consommer sans risque quelque produit psychotrope toléré, pisser contre les arbres ou se saouler gentiment, quand ce n'était pas avaler plusieurs centaines de kilomètres et de cachetons pour aller participer à un tel raout mis en place par quelque équivalent lointain.

 J’œuvrais à me créer des souvenirs alors que pensais servir une communauté de pensée.

J'avais acquis auprès d'une amie d'un ami, un véhicule utilitaire aux qualités variées et discutables mais de marque française, l'internationalisme de façade se conjuguant sans mal en moi avec une certaine forme de patriotisme économique. Véritable gouffre financier (les réparations et frais divers me coutèrent bien le triple du prix d'achat de la chose) que j'amortissais pourtant en bon gestionnaire en le mettant à disposition contre quelques dizaines d'euros, en fonction des moyens des demandeurs, souvent très mesurés. J'en profitais pour voir du pays et convoyer parfois des rencontres de hasard, rappers de Newark ou de San Francisco, punk d'Amsterdam, hardcoreux de Reims, popiteux de Gueux et ses alentours.

 D'autres que moi investirent un vaste espace clos et inoccupé à la limite du petit Bétheny et de Reims, qu'ils ouvrirent et occupèrent. On y fit du bruit, y but des bières, y fuma du chanvre indien et y pissa dans les buissons faute d'arbre à proximité. On y fit venir les bordelais d'Api Uiz (orthographe libre) et je crois bien mon très cher ami de Saumur Arnaud Rivière, bruitiste parmi d'autres, déjà passé entre les murs de la M.J.C. que nous annexâmes sans bataille aux habitants d'un quartier et dont on cloua récemment le cercueil à jamais. L'ambiance étant propice à la propagation d'une atmosphère de sympathie générale, au moins temporaire, j'y sympathisais avec les uns, surtout Enrique Vega, et l'autre, qui, apprenant que j'étais propriétaire automobile, me convièrent à les rejoindre dans la petite équipe d'un festival parisien et banlieusard qu'ils formaient avec quatre ou cinq autres capitaliens (Hrvoje, Benjamin, Franck, Étienne...). Je roulais, parfois ivre, sans gps, dans une ville inconnue, je transportais du matériel, me rendais dans les aéroports et gares et dormait peu, parfois dans mon véhicule, chez un ami de la rue d'Alésia, et le plus souvent chez celui de la rue des Postes à Aubervilliers. On s'amusait je crois.

Puis je revendis pour une somme médiocre mais qu'on pourra juger encore trop importante, le camion à de naïfs acquéreurs qui, je peux le reconnaître, ne firent pas une bonne affaire, payant-là cependant peu cher la légèreté avec laquelle ils décidèrent de leur achat.

Je gardais une 106 du même constructeur dont on m'avait offert l'usage quelques années plus tôt après que j'obtins successivement et dans cet ordre un baccalauréat en sciences sans mention particulière et, par une chance de hasard comme on en rencontre souvent,  un permis de catégorie B que j'ai gardé immaculé jusqu'à ce jour.

Je revins fréquenter Sonic Protest avec ce véhicule léger. J'allais faire semblant d'attendre Lee Ranaldo à l'aéroport international parisien Charles-de-Gaulle, le nez dans un livre. Nous finîmes par nous trouver, les encombrements des voies de circulation grand-parisiennes nous offrant un long temps dans l'habitacle resserré, calé sur des sièges en tissu imitation jean, pour échanger sur des sujets divers, les abeilles, les arbres, Karlheinz Stockhausen, les femmes, le mystère de la vie, ce genre de choses futiles et légères qui occupent les esprits de tous les adolescents en manque de repère.

Nous nous vîmes trois jours de suite, j'allais chercher Lee dans un bar à vin connu de la place d'Aligre, le baron rouge, où il essayait de s'enivrer avec le Neman des Dune et quelques autres proches de Prohibited records, ce genre de parisiens là, on voit, petite compagnie qu'il m'invitât à rejoindre plutôt que d'accomplir ma mission qui consistait à l'amener dans les locaux de la maison-ronde, sous-division France Culture (non, à bien y réfléchir, ce devait être Inter) pour qu'il s'y soumette à un entretien en direct et qu'il pousse la chansonnette en s'accompagnant de sa guitare. Je restai droit dans mes bottes, refusai même de m'asseoir et emmenai mon new-yorkais se faire diffuser sur les ondes nationales, chose qui pourrait surprendre quand on connait mon penchant pour la science alcoologique mais qui s'explique par le simple fait que je n'avais encore rien bu et que dans ce cas le devoir précède l'envie.

Bref. Vint le soir du concert dont Lee et son ami de toujours Thurston partageaient avec bonheur l'affiche, c'était dans une grande salle sur les hauteurs de cette ville dont les jardins sont emplis d'agréables glycines, Montreuil. Deux amies rémoises étaient là, et nous sacrifiâmes nos âmes sur l'autel aux proportions restreintes des dieux de la société spectaculaire à l'occasion d'une quadruple prise de vue de nos quatre visages, Lee-me-les-amies, d'un photomaton opportunément accessible dans un coin de la salle et pour un résultat qui continue de me satisfaire et de remuer en moi la nostalgie d'une époque révolue dont les échos persistent à résonner plaisamment autour de mon oreille interne. Je crois que je m'ennuyais une grande part de la soirée, errant d'un coin à un autre, m'abreuvant pour occuper mon esprit dans l'attente de la fin de soirée lors de laquelle je serai sollicité pour raccompagner les musiciens américains à leur hôtel d'ailleurs fort proche. C'est là que le drame advint : lorsqu'on m'invita à le faire, je répondis d'un humoristique mais maladroit ok but i can't take the girl, car le grand dadais de Sonic Youth était accompagné de celle qui avait pris sur son cœur la place de Kim Gordon. La pauvre enfant le prit mal, refusa de se faire conduire par le triste personnage capable de dire de telles choses et nous partîmes donc Lee Ranaldo et moi seulement pour un pathétique mais court trajet urbain lors duquel je m'excusai tout en cherchant à me dédouaner, et c'est ainsi que Thurston Moore ne s'est jamais assis sur les sièges de ma 106. 

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