ROCK
GOES TO CHURCH
(titre
de l'article publié dans le numéro de Melody Maker daté du 21
décembre 1974)
L'article
qui suit a été rédigé à partir des différentes informations
disponibles dans la littérature et sur le web et grâce aux
discussions que j'ai pu avoir avec de multiples personnes ayant
participé à l'événement. Je tiens à remercier particulièrement
Benoit Garel qui réalisa un documentaire sur le même sujet et feu
mon enthousiaste et enthousiasmant ami Didier Bournel de Graaf. Je
n'oublie pas Dominique Diebold, Eric Jonval, Jean-Yves Menne, Louis
Besse, Jean-Claude Laval, Didier Lelong, Gérard Drouot (décédé en 2022), François
Alvarez, Olivier Hennegrave, entre autres activistes rémois depuis
cette époque et jusqu'à nos jours. Faute de temps, cet article ne
bénéficie pas de toutes les anecdotes que les personnes citées
ci-dessus pourraient encore donner. Ce n'est que partie remise !
Julien
Rouyer, septembre 2015 (mises à jour mineures mai et août 2023).
P.S. : cet article a été publié pour la 1ère fois à l'occasion de la Red Bull Music Academy 2015, dans une version légèrement différente sur quelques détails.
Julien
Rouyer est depuis la fin des années 90 un élément agitateur de la
scène locale. Il a suivi le cursus classique de la cause d.i.y. :
tour à tour rédacteur de fanzines, organisateur de concerts,
roadie, musicien, animateur radio, etc. Il a fini par s'arroger le
titre d'historien de la vie musicale rémoise et se démène pour
sortir de l'oubli la richesse de la ville en ce domaine en retraçant
aussi minutieusement que possible chaque initiative qui a pu éclore
à Reims.
Posons
le décor.
Elu
depuis moins de six mois président de la République française, le
très jeune polytechnicien Valéry Giscard d'Estaing, 48 ans
seulement, est à la tête du pays. La France, à sa suite, n'a pas
encore mis un orteil dans son premier hiver présidentiel que déjà
des réformes d'envergure sont envisagées, sinon déjà actées. La
première consiste à faire passer l'âge de la majorité de 21 à 18
ans, la deuxième à légaliser l'avortement. C'en est une autre qui
nous préoccupe ici : l'Eglise doit se réconcilier avec la jeunesse
! L'archevêché a donné son accord et la cérémonie du
couronnement se tiendra dans la Champagne viticole, à Reims, au sein
d'un lieu saint qui fait passer la cathédrale Notre-Dame de Paris
pour une maquette ratée et sans panache. Reconnaissons tout de même
qu'initialement les organisateurs de ce grand rapprochement avaient
souhaité que le concert se déroule dans la capitale du pays et que
ce n'est qu'une fois qu'ils eurent reçu un non catégorique de
l'archevêque de Paris qu'ils se tournèrent vers celui de Reims.
Reims,
ville bourgeoise florissante par son industrie du champagne
mondialement connue mais aussi ville ouvrière dont les industries
textiles, les biscuiteries et les grands magasins ont connu les plus
belles heures. Reims et son équipe de football du Stade de Reims, à
jamais légende hexagonale inaugurale, et l'une des premières
références européennes de ce sport avec le Real Madrid. Reims
ville martyre de la première guerre mondiale et plus généralement
ville étape de toutes les hordes barbares rejoignant Paris par le
continent. Reims, ville des rémois dont l'humeur est réputée pour
sa rudesse, entre mauvais caractère et mépris de petit commerçant,
Reims trop près de Paris pour respirer librement, Reims que les
américains persistent à écrire Rheims : on leur pardonnera cette
bravade orthographique[1].
Bon. Disons le tout net : Reims et son engouement exceptionnel pour
la musique qu'une série malheureuse de circonstances (le caractère
longtemps frigide des âmes meurtries par l'histoire de la ville
étant certainement responsable de cela) ne laissa éclater que trop
récemment[2].
La
cathédrale Notre-Dame de Reims ! Huit-cents ans au compteur, des
vitraux en veux-tu en voilà, Marc Chagall par ci, Jeanne d'Arc par
là, des statues de saints et de rois par centaines, un Ange au
Sourire sur l'ambiguïté duquel les commentaires valent ceux sur
celui de la Joconde, un bestiaire d'animaux existants et fantasmés
des plus variés et du gothique flamboyant partout ! Vous voyez le
topo : le gros modèle. Au dessus, y'a pas. Des dizaines de rois de
France y ont été couronnés, presque tous à vrai dire, exception
faite de Hugues Capet, Robert II, Louis VI, Henri IV et Louis XVIII
(comme ça vous savez).
Pour
défendre la tenue de ce concert, l'abbé Bernard Goureau, délégué
culturel de l'Eglise catholique déclara, plein d'à-propos : « Dans
un monde moderne où il n'existe plus de culture unique mais au
contraire de nombreuses formes de cultures éclatées, la cathédrale
doit retrouver sa vocation première de lieu de rencontre entre les
êtres humains à travers certaines disciplines telles que l'art
musical. De là peuvent naître de nouvelles possibilités d'échange
entre les hommes ». Quelques années après, le diocèse
louera à un prix dérisoire et pendant une trentaine d'années des
locaux à la radio libre locale fondée par des anarchistes mécréants
: Radio Primitive. C'est dire l'ouverture d'esprit dans les instances
chrétiennes rémoises d'alors.
Comme
souvent dans l'histoire de la cité des rèmes[3], une poignée
d'allemands tiennent les premiers rôles.
Après
Clovis au VIIIème
siècle qui s'y fit baptiser et fonda ainsi l'embryon de ce qui
allait devenir la France, différentes invasions barbares ayant
laissées leurs traces plus ou moins profondes dans la toponymie
marnaise et l'inconscient collectif, des incursions récurrentes et
périodiques depuis la nuit des temps, notamment en 1792 (le reflux
des troupes prussiennes à Valmy permit la création de la République
française), 1870 (lorsque les troupes de Bismarck vinrent aider
Thiers à mater la Commune de Paris), 1914 (on se souviendra des
bombes incendiaires qui ont pilonné la ville non-stop pendant quatre
ans, des gargouilles de la cathédrale qui crachaient du plomb en
fusion quand la charpente a pris feu), 1940 et la riante occupation
pacifiste, sans oublier la horde des négociants en vins qui, depuis
le XVIIIème
siècle ont développé l'activité commerciale de la limonade
fermentée locale (Piper, Heidsieck, Mumm, Taittinger, Krug,
Bollinger donnent aux villes de Reims et d'Épernay et à la région
qui les entoure des accents germaniques exotiques) voilà que déboule
dans l'une des nombreuses Belles Endormies du territoire hexagonal
une cohorte d'artistes outre-Rhénan, en marge mais populaires[4]
: Nico (de son vrai nom Christa Päffgen. Elle décédera quelques
années plus tard sur un vélo à Ibiza, à croire que personne
n'aurait pu admettre qu'elle meure dans son lit de vieillesse), Edgar
Froese (décédé récemment, fondateur et seul membre de bout en
bout de l'aventure Tangerine Dream), Peter Baumann et Chris Franke,
tous deux à peine âgés de vingt ans. Nico, l'égérie d'Andy
Warhol ! Une fille lunaire et sans doute un peu autiste sur les
bords, pas sourde comme un pot mais presque, capable de traîner son
mal-être partout sur Terre comme au Ciel. Une fille qui a côtoyé
d'assez près Lou Reed, Alain Delon, Federico Fellini, Brian Jones,
Serge Gainsbourg, Jim Morrisson, Iggy Pop...la liste est sans fin. À
36 ans, elle est l'icône de la culture underground, celle qui, sept
ans auparavant, a posé pour l’éternité sa voix grave sur le
premier album du Velvet Underground. Tangerine
Dream ! Sans doute le groupe ayant poussé le plus loin
l'expérimentation sonore des claviers analogiques. Un groupe proche
de ce courant musical assez vague finalement qu'on appelle le
kraut-rock (à l'époque on se contentait de dire « musique
planante », c'était peut-être un peu trop clair...) et de ses
plus éminents représentants : Klaus Schultze, Ash Ra Temple, Popol
Vuh, Amon Düül ou encore Kraftwerk.
Pour
ceux qui n'auraient encore jamais jeté une oreille sur l'œuvre
de Tangerine Dream, la bande originale de l'oppressant « The
Sorcerer »
de William Friedkin est une bonne porte d'entrée, ainsi que les
albums « Phaedra »
justement sorti sur Virgin records en 1974 ou encore « Rubycon »
en 1975, ce dernier étant sans doute le plus abouti du groupe : le
psychédélisme instrumental du groupe offre une passerelle mystique
vers un au-delà détaché des contingences terrestres et représente
de ce fait une expérience intellectuelle et sensorielle de première
qualité.
1974.
Un vendredi d'automne, le 13 décembre, il est 20H, la nuit est
tombée et le froid est glacial.
Bref.
Reims, en décembre : on se les gèle mais visiblement ça n'a pas
empêché un gros contingent de hollandais, belges et allemands de
débarquer. Sans compter de nombreux parisiens et bien sûr une
majorité de rémois. Il faut dire qu'à l'époque, les occasions de
se payer une messe de ce genre étaient plutôt rares et ceux qu'on
n'appelait pas encore des kids ne faisaient pas la fine gueule sur ce
qu'on leur proposait : si y'avait un concert, il fallait y aller. A
une époque où l'Internet n'était qu'un dispositif de communication
militaire dont le grand public n'avait aucune idée de l'existence et
lors que notre national Minitel n'existait pas encore : autant dire à
l'âge des cavernes, à peu de choses près, d'ailleurs le public du
concert était largement vêtu de peaux de bêtes, à cette époque
reculée donc, une diffusion de tracts et de dépliants (on ne disait
pas encore flyers), une grosse quantité d'affiches collées et le
soutien de la presse underground spécialisée (en France les
nombreux fanzines aux tirages plus ou moins confidentiels et les
quelques magazines musicaux comme Best, Rock & Folk, Actuel, ou
encore NME et Rolling Stone pour la presse de langue anglaise)
avaient suffit à assurer une large promotion du concert.
Les
abords de la cathédrale sont bondés de hippies, d'écolos
libertaires, d'adeptes du new age ou simplement de fans de Nico ou de
Tangerine Dream et sans doute aussi de quelques rémois attirés par
l'événement, mélangés dans une ambiance bon enfant. Les services
de sécurité de Paris sont en retard. Les organisateurs flippent un
peu, surtout pour les vitraux de Marc Chagall que le grandissime
peintre juif russe vient tout juste d'achever et que personne n'a
voulu assurer. Et puis il n'y a pas assez de chaise, les prie-dieux
ont été retournés. C'est un peu le bordel. Le service d’ordre
est donc inexistant et seule une poignée de bénévoles et de
barrières régulent la foule.
Didier
Bournel de Graaf était présent ce jour là parmi les personnes qui
participèrent à l'organisation : « Les années 70...Quand
j’y pense, ça me fout une de ces nostalgies, mes
amis...Insouciance, joie de vivre, amour, amitié et sens collectif,
réflexion, philosophie, rébellion, appartenance...Ambiance chaude
du macramé, du batik, le psychédélique, les millions de plantes
qu’on foutait partout pour remplir les espaces vides. On vivait à
trois ou quatre dans de vieux appartements pas chers, on fichait le
camp à la campagne, parfois même pour y vivre en commune. On
formait une société à part, qui se voulait en marge du système,
loin du conformisme et de l’establishment. On avait pas besoin de
grand-chose pour être heureux. » Autant dire qu'il n'y
avait aucune crainte à avoir quant au comportement du public :
l'ambiance était à la paix, au recueillement, à la béatitude...Ce
concert pour Didier et quelques 5.000 autres personnes restera à
jamais la claque de leur vie. Un truc jamais arrivé avant.
Des
milliers de gentils freaks sont donc sagement entrés après avoir
acheté à l'avance leur billet pour 15 francs (tarif adhérent) ou
20 francs (tarif plein), l'équivalent actuel de 11€50 et 15€30.
A noter que le music store parisien « Clémentine »
organisa des voyages de Paris, ticket d'entrée compris pour 40
francs de l'époque, soient en gros 30€ d'aujourd'hui. Dérisoire.
En
face, ou plutôt derrière eux, un groupe de quelques dizaines
d'anarchistes souhaitant la gratuité culturelle totale se retrouvent
devant les portes. Ils vivaient en communauté et formaient le noyau
dur des militants des concerts gratuits, de la musique libre, ils ne
voulaient pas payer leur place. Le plus souvent on les laissait
entrer sans payer après le début d'un concert. Là, rien à faire.
Ils sont restés à se les geler dehors. Eh ouais les mecs ! On peut
organiser un concert de musique peu ou prou psychédélique avec des
hippies venus de partout en Europe, prôner la tolérance, le partage
et tutti quanti et essayer quand même de gagner un peu de pognon au
passage. Et puis faut dire aussi que la salle est plus que bondée !
Le succès de cette grand messe stupéfia tant les organisateurs que
les représentants ecclésiastiques responsables : on était loin, en
effet, des 1.500 à 3.000 personnes attendues. Gérard Drouot, rémois
de souche, organisateur de l'événement ou sein de l'association
locale Musique
Action Reims
(rien à voir avec le festival Musique
Action
de Vandœuvre-lès-Nancy) dont il était le président et
certainement l'un des membres les plus entreprenants est par la suite
devenu, en montant de Reims à Paris après un court passage à
Strasbourg, un des plus gros requins de l'événementiel musical en
France en produisant une tripotée étourdissante de vedettes du
monde entier (U2, Bruce Springsteen et compagnie)[5].
Cette association que quelques anciens combattants sexagénaires (ou
presque) continuent d'appeler le M.A.R. une larme à l'œil tant elle
a marqué son époque aura, à partir de mars 1974, fait découvrir
au public rémois un nombre impressionnant de pointures intemporelles
: The Clash, Can, Dr Feelgood ou encore Hawkwind pour ne citer que
celles-ci. Issus de milieux populaires comme des couches les plus
aisées de la population, jeunes travailleurs, étudiants et lycéens
pour la plupart, les
membres du M.A.R. avaient pour
objectif
de promouvoir toutes les formes de musiques contemporaines. Les
premiers concerts avec Magma et Gong notamment, ont attiré moins
d’un millier de spectateurs alors qu'à Reims, il n’y a pas de
véritable salle de concert. Des affluences qui seraient plus que
raisonnables aujourd'hui mais qui à l'époque furent jugées très
moyennes ! Il faut dire aussi que les concerts étaient alors
beaucoup plus rares, aucune salle de spectacle n'étant dédiée
uniquement à la musique : la Maison de la Culture inaugurée par
André Malraux[6]
lui-même en 1969 est dédiée à l'art dramatique et n'accueille
quelques concerts que ponctuellement, comme la salle des Cordeliers
(un ancien couvent de cet ordre monastique reconverti en salle de
conférence), la grande salle du cinéma Opéra (qui de ce fait
revenait à sa vocation première !) et également la salle des fêtes
de Tinqueux, une petite ville jouxtant Reims qui accueillit Magma en
avril 1974 et The Clash en septembre 1977, entre deux fêtes de
mariages et autres baptèmes et communions solennelles...Bientôt on
verra des concerts à la Patinoire (Genesis en 1975) et à la Maison
des Sports René Tys à partir de 1978 et le Festival des Musiques de
Traverses naîtra encore un peu après. Il faudra attendre 1987 pour
qu'une salle digne de ce nom ouvre ses portes : une usine désaffectée
squattée par quelques irréductibles !
Richard
Branson, le boss de Virgin Records, tout juste créé l'année
précédente et donc récemment lié à Mike Oldfield, Faust, Gong et
Tangerine Dream (le groupe restera associé au label dix ans) est
même venu discrètement en jet privé soutenir l'événement
organisé par son représentant français Assaad Debs, l'homme qui
par la suite a fondé une des plus grosses sociétés françaises de
production de concerts : Corida (notamment ceux de Justice ou de Manu
Chao)[7].
La
légende raconte, témoins oculaires encore vivants à son appui, que
Philippe Garrel (une légende française d'un cinéma plus ou moins
expérimental qui restera, malgré quelques prix prestigieux glanés
dans les festivals internationaux, à jamais ignoré du grand public
mais que les plus cinéphiles connaissent pour ses films
d'inspiration Godardienne et peut-être aussi pour celui qu'il
réalisa rétrospectivement sur sa relation chaotique avec Nico :
« J'entends plus la guitare ») venait tout juste
de se faire plaquer par Nico et qu'alors, le malheureux éconduit,
sous acides, filma une colonne de Notre-Dame pendant tout le concert.
Le principal intéressé nie en bloc, surtout pour ce qui est de la
came dont il se serait sevré bien avant...Difficile à croire quand
on sait que Nico ne crachait pas sur les différentes poudres qui
étaient alors particulièrement répandues dans les milieux
artistiques et alternatifs. Leur histoire, si belle fut-elle sans
doute, restera donc d'un certain point de vue une rencontre entre
deux junkies qui ne pouvait, de ce fait, durer bien longtemps. En
étant moins dur, on pourrait se contenter de dire que Nico était un
joli papillon qui volait de fleur en fleur au gré du vent d'ivresse
qu'elle inspirait voluptueusement. On gardera donc seulement le fait
que Garrel a saboté le tournage du concert et qu'à ce jour, aucune
image prise par ses soins n'a été retrouvée. On raconte aussi que
les enregistrements réalisés par Radio France et diffusés sur
France Inter sont introuvables dans les archives, ce qui ne laisse
pas d'étonner pour une institution réputée pour son sens de la
conservation. Heureusement pour tous, la communauté des bootleggers
et des fans de Tangerine Dream et de Nico a mis à disposition depuis
plusieurs années l'intégralité du concert, sur l'Internet et des
pressages CD et vinyles. On pouvait lire à ce sujet dans le Melody
Maker du 21 Decembre 1974: "The great oak doors open, and
thousands of mostly satisfied customers including a bevy of
exceptionally smug bootleggers head homewards."[8]
Vers
21H, placés sur l'autel au milieu d'un enchevêtrement de fils, de
nombreuses diodes et d'instruments électroniques divers,
judicieusement éclairés par une lumière minimale alors que les
voutes de la cathédrale étaient illuminées par des projecteurs,
Tangerine Dream joua un premier set improvisé d'un peu plus de 45
minutes, hypnotisant l'auditoire avec leurs
sonorités répétitives et planantes basées sur des nappes de
synthétiseurs. Puis
Nico cassa un peu l'ambiance en chantant seule pendant 30 minutes,
s'accompagnant uniquement de son harmonium indien dans une ambiance
sépulcrale,
baignée d’un halo vertical de lumière. Beaucoup ne surent pas
apprécier à sa juste mesure toute l'émotion qui se dégagea de
cette petite demi-heure. Enfin
Tangerine Dream remonta sur scène pour une nouvelle improvisation
monolithique de presque 40 minutes. La froideur absolue de Nico
contrasta peut-être trop avec le show planant de Tangerine Dream.
Question de goûts sans doute. Sur les programmes, elle était
annoncée accompagnée de John Cale, Brian Eno et Mike Oldfield.
Effet d'annonce pour attirer du public ou pas, c'est seule qu'elle se
présenta sur scène, derrière son harmonium et se plaignant tout
d'abord qu'on avait oublié de lui apporter à boire (son whisky) et
qu'elle tremblait comme une feuille (à cause du froid bien sûr !).
C'est peut-être pour cela qu'elle épargna à son auditoire le clou
de son répertoire, une chanson qui a traversé le temps sans prendre
une ride : l'hymne national allemand « Das
Lied der Deutschen »
(connu aussi sous le nom « Deutschland
Uber Alles »
qui inspira le « California
Uber Alles »
des Dead Kennedys mais c'est une autre histoire) qu'elle avait
l'habitude d'inclure à ses tours de chant. Une chanson sur laquelle
il y aurait tant de choses à dire (à la fois hymne de toujours du
peuple allemand mais malheureusement récupéré par les nazis lors
de la période la plus sombre de l'histoire européenne) et qui
constitue à tout point de vue le cousin germain de notre bonne
vieille « Marseillaise ».
On s'accordera à dire qu'il aurait été très regrettable qu'elle
ait le mauvais goût d'entonner ce magnifique Lied
au sein de la cathédrale incendiée de la ville martyre de la
première guerre mondiale, malgré la réconciliation scellée entre
les peuples allemands et français en son sein par Konrad Adenauer et
Charles de Gaulle en 1962. Là, certainement, il y aurait eu émeute
et ce concert mythique aurait atteint un sommet encore plus haut dans
l'histoire mondiale de la culture populaire. Tangerine Dream, de leur
côté, offrirent à leur public un concert qui est considéré par
la communauté de leurs fans comme un des tous meilleurs du groupe
bien qu'il ne fut pas accompagné des habituels jeux de lumière
extravagants qui contribuaient à l'ambiance spatiale, pour ne pas
dire cosmique, de leurs shows : dans la couleur que donnent
immanquablement les accords mineurs, les
sonorités venues d’un autre monde montèrent à l’assaut des
piliers et des voûtes, la foule était assise face à eux dans un
silence de recueillement : on a frôlé la séance de spiritisme,
l'hystérie silencieuse de masse.
Ultra
médiatisé à l’époque, le concert donne lieu à un énorme
scandale.
Un
tract incendiaire de la contre réforme catholique émanant d'un
groupuscule intégriste dénonçait « les
irresponsables qui avaient profané cet espace historique et
vénérable »
et voulait convaincre le Vatican d'organiser une nouvelle
sacralisation du site, voyant
donc dans ce qui se passa durant cette soirée du 13 décembre 1974
la profanation d’un lieu saint et réclamant avec force
manifestations une cérémonie de purification du bâtiment au pape
Paul VI ! Contrairement à ce qu'on peut lire dans des articles
sensationnalistes rédigés à la va-vite, ce brave pape ne s'est
jamais déplacé pour accéder au désir de ses ouailles les plus
ferventes. On reprocha notamment qu'au lendemain du concert des
détritus jonchèrent le sol jusqu'à le faire ressembler à celui
d'une porcherie, excréments compris, et, mythe ou réalité, qu'une
seringue fut trouvée dans l'enceinte de la cathédrale. On était
certes loin des normes actuelles d'organisation de ce genre
d'événement : il n'y avait bien sûr pas de bar installé au sein
de la cathédrale ni même de buvette gérée par l'organisation du
concert sur le parvis ou à proximité et pas du tout de toilettes
pour l'audience : on n'y avait sans doute pas pensé. Si les vétérans
du concert s'accordent à reconnaître qu'un magnifique nuage de
fumée s'était formé à mi hauteur et dissimulait de fait
l'élégante architecture intérieure de la cathédrale, la plupart
nient la présence massive de drogue : tout juste si quelques pétards
ont été fumés de ci de là. Tant pis ou tant mieux, la légende
est en marche. Et ce n'est pas James Stewart qui nous contredira :
« When
the legend becomes fact, print the legend »[9].
Du quotidien « Le Monde » au « New York Times », la presse
internationale relate l’événement, faisant du concert de la
Cathédrale de Reims, un monument de l’histoire de la musique
avant-gardiste. John
Rockwell, dans sa chronique « The Pop Life » de l'édition
du New York Times datée du 10 janvier 1975 écrivait non sans
humour : « Reims
Cathedral is hardly the first place that conservatives have claimed
has been desecrated by the rock hordes. But at least nobody in New
York has yet demanded a purification ceremony for Carnegie or Avery
Fisher Halls. »[10]
Le
père Bernard Goureau, décidément un saint homme, psalmodia à peu
près ceci « il est vrai que des jeunes ont fumé des joints
pour mieux entrer en communication avec le son de Tangerine Dream et
le spectacle, il est vrai aussi que d'autres, pour satisfaire un
besoin naturel, ont uriné sur les piliers de la cathédrale, il est
vrai enfin que pour combattre le froid, des couples ont été vus
enlacés et s'embrassant. Mais il est aussi vrai que quelques 6.000
jeunes, restés trois heures dans le noir assis sur le sol ont
apprécié la musique et auraient pu causer de bien plus sérieux
dommages et se comporter bien moins correctement. » Amen.
Edgar
Froese déclara pour sa part : « It was a terrible
situation. People couldn't move, they had to piss up against the
walls. You can imagine the mess by the end of the concert. What's
more, we got the blame for it! »[11]
(Melody Maker, 8 Octobre 1994)
Jean
Taittinger, député et maire de Reims, héritier de la maison de
champagne éponyme et ministre sous de Gaulle déclara au conseil
municipal : « il n'y eut aucun incident et la police n'a pas
eu à intervenir. Une église se doit d'accueillir chaque personne
qui s'y présente. »,
contrastant aux réactions très critiques, pour ne pas dire
haineuses du premier adjoint au maire qui s'écriait au cours de la
séance du conseil municipal qui se déroula le lundi suivant
qu' « il est inadmissible de voir qu'il est possible de
transformer la cathédrale en fumerie asiatique », du
mouvement catholique traditionaliste « Les Silencieux de
l'Eglise » qui annonça l'organisation de « groupes
d'intervention destinés à éviter le renouvellement de telles
abominations », de la Contre-réforme Catholique qui
dénonça dans un tract distribué à la sortie des offices « que
ces faits inadmissibles, ces attitudes regrettables aient lieu dans
la Cathédrale de Reims qui est le berceau de la chrétienté et en
présence du Saint Sacrement » ou encore du monde ouvrier,
par le biais de membres de la C.G.T.[12]
qui acceptaient mal que « personne n'ait eu le courage de
sortir les marchands de haschisch du temple », d'un
groupuscule maoïste qui qualifia le M.A.R. de regroupement de « tout
ce que la ville compte de soi-disants freaks, de prétendus marginaux
et undergroundiens de l'E.S.C. » et du quotidien
réactionnaire « L'Aurore » dont on imagine aisément le
ton des articles sur ces « jeunes aux cheveux longs, barbus,
à la tenue non conformiste, la pollution des esprits et des lieux ».
Résultat : Tangerine Dream fut interdit de concert dans les églises
catholiques pour un bout de temps mais ça ne les empêcha pas de
faire la tournée des églises protestantes d'Angleterre juste après
!
Le
M.A.R. se défendit notamment en écrivant dans une lettre publique
distribuée de la main à la main qu' « aux dires des
autorités, la cathédrale n'était pas plus sale que le jour de
Pâques après la visite des pèlerins »...On imagine mal
tout de même ces braves pèlerins uriner dans les coins entre deux
prières après avoir tiré une grosse latte sur un jocko de népalais
ou d'afghan.
Le
journaliste Philippe Mertes, dans un compte-rendu publié dans le
« Grand-Quotidien-issu-de-la-Résistance-L'Union-de-Reims »
terminait ainsi son article : « une chaleur qui venait de
régner pendant toute la durée d'un concert qui restera longtemps
dans les mémoires et dans les coeurs de tous ceux qui pourront dire
: j'étais à Reims ce soir de décembre 74 et il s'est réellement
passé quelque chose. »
Et
depuis lors ?
Des
articles sans nombre dans la presse internationale : New-York Times,
New Musical Express, Melody Maker, Billboard, Rock & Folk,
Rolling Stone, Nova Press...Quarante années se sont écoulées, un
documentaire bien modeste a récemment été réalisé sur
l'événement, des concerts œcuméniques y ont eu lieu
sporadiquement (on a pu voir Youssou N'Dour notamment) et depuis
quelques années le festival Elektricity se déroule sur le parvis de
la cathédrale : on a même timidement envisagé de faire revenir
Tangerine Dream (c'est à dire Edgar Froese et les musiciens desquels
il s'accompagnait) pour célébrer les 40 ans du concert en décembre
2014, et puis finalement non, et puis Froese est mort en 2015
alors...
Il
n'est toujours pas question de faire à nouveau entrer les hordes de
la jeunesse dans le lieu saint pour qu'elles y prennent leur pied.
Notes
:
[1]Notons
que ce peuple brave contribua remarquablement à la reconstruction de
la ville dans l'entre-deux guerres. On retiendra particulièrement la
magnifique bibliothèque art déco construite avec les fonds du
défunt Andrew Carnegie et qui porte son nom.
[2]Les
musiciens rémois deviennent désormais célèbres, multiplient les
collaborations de prestige tout en continuant de vivre dans la cité
qui les a vu éclore. Ce n'avait jamais été le cas auparavant :
pour exister musicalement, il fallait fuir la ville vers Paris,
Lille, Bordeaux ou Nancy.
[3]Nom
de la tribu gauloise qui fonda la ville.
[4]On
ne peut pas considérer que Nico représente le type même de la
petite fille modèle ni qu'Edgar Froese soit celui du gendre idéal
mais force est de constater que ces deux artistes surent attirer vers
eux un public nombreux à travers le monde et le temps.
[5]www.gdp.fr
[6]André
Malraux, auteur de « La Condition Humaine » fut le tout
premier ministre de la Culture français, nommé à ce poste par
Charles de Gaulle.
[7]www.becausegroup.tv/fr/corida
[8]« Les
grandes portes de chêne s'ouvrirent et des milliers de personnes
généralement satisfaites rentrèrent chez elles, y compris un nombre
considérable de bootleggers. »
[9] « Quand
la légende dépasse la réalité, on publie la légende »,
réplique culte du non moins culte western « The man who shot
Liberty Valance » réalisé par John Ford.
[10] « La
cathédrale de Reims est le premier lieu où les conservateurs
revendiquent qu'il a été profané par les hordes du rock. Néanmoins
personne à New-York n'a encore demandé une cérémonie de
purification du Carnegie Hall ou du Avery Fisher Hall »
[11]« La
situation était particulière. Les gens ne pouvaient pas bouger, ils
ont du pisser sur les murs. Vous pouvez imaginer le bordel à la fin
du concert. Et le pire, c'est que c'est à nous qu'on l'a reproché
! »
[12]Confédération
Générale du Travail, plus important syndicat de France, d'obédience
communiste.
Playlist
:
« Nico,
Reims Cathedral December 13th,1974″.
réédition disponible chez Cleopatra
Nico
– The End – Island records 1974
Bootleg téléchargeable gratuitement, son impeccable et pochette à imprimer soi-même, le tout mis à disposition par la communauté des fans de Tangerine Dream :
Tangerine
Dream - Reims Cathédrale Notre-Dame, France
13th
December 1974 - Tangerine Tree Volume 30
Quelques-uns des albums de Tangerine Dream :
Tangerine
Dream – Phaedra - Virgin records
Tangerine
Dream – Rubycon - Virgin Records
Tangerine
Dream – The Sorcerer